C’est dans l’air du temps : il faut ouvrir la fonction publique à la société civile, sans d’ailleurs bien savoir ce qu’on entend par « société civile ». Ce mot d’ordre semble se faire l’écho d’une opinion largement partagée qui veut que les fonctionnaires vivent dans une bulle, dans un monde à part de la vie réelle et qu’il serait bon que de temps en temps des personnes qui se seraient, elles, confrontées à cette réalité viennent leur rappeler ce qu’est la vraie vie des citoyens. https://www.acteurspublics.com/ le gouvernement ouvre plusieurs milliers de postes de la haute administration aux contractuels
Il y a beaucoup de vrai dans ces assertions mais aussi pas mal de jugements erronés. En premier lieu, les fonctionnaires sont des citoyens comme les autres et dès lors qu’ils sortent de leur sphère de compétence, qui en quelque sorte leur confère une forme d’autorité, ils subissent au même titre que vous et moi les tracas du quotidien, ce qui, somme toute, les fait rester dans la vraie vie.
En deuxième lieu, nous savons depuis Max Weber ce ne sont pas les fonctionnaires qui font la bureaucratie mis la bureaucratie qui formate les fonctionnaires et on peut redouter que quelques mois d’exercice du pouvoir administratif feront évoluer la perception de nombreux hauts dirigeants issus du monde de l’entreprise vis à vis du pouvoir administratif, réglementaire notamment.
En troisième lieu, il existe déjà dans la haute administration française des fonctionnaires d’autorité qui, ayant fort bien compris les raisons du divorce qui est en train de s’installer entre l’administration et la population, oeuvrent contre leurs collègues pour faire bouger les us et coutumes des machines qu’on leur a demandé de diriger au nom du bien commun.
Dès lors que peut-on attendre d’une injection massive de cadres dirigeants issus du monde de l’entreprise, voire même du monde associatif ? Dans le meilleur des cas, qu’ils viennent épauler de l’intérieur le noyau de réformateurs qui sont déjà en action au sein de l’administration.
Pour le reste, tout dépendra de la façon dont on les recrutera.
Ce n’est pas nouveau que l’administration s’ouvre à des cadres de la société civile. Ce qu’on appelle les « troisième concours » sont même faits pour cela mais le recrutement s’opère selon la norme administrative, c’est à dire par concours, dans le cadre d’un déroulement de carrière administrative et comme c’est à dose homéopathique (à l’ENA, la proportion est invariablement de 10% par an depuis le début en 1991 ), l’impact de ce mode de recrutement est limité, je peux en témoigner.
Si par contre, il s’agit de jouer au chasseur de tête et de recruter des managers ayant réussi dans le privé, il y a deux risques.
Le premier est celui du formatage qu’induit un long passage dans le secteur privé et si le but est justement que ces managers viennent appliquer les recettes qui ont fait leur succès, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour deviner ce qui va se passer, les paramètres de mesure de l’efficience n’étant indiscutablement pas les mêmes. Mais parions sur l’intelligence, puisque c’est finalement cela que l’administration pensera acheter en se payant les services de ces mercenaires de luxe et gageons que rapidement, ils sauront modifier leur logiciel d’auto-évaluation, ce qui serait in fine, une issue positive.
Mais il existe un second risque à mon avis beaucoup plus réel. On ne réussit pas une carrière brillante en entreprise sans s’être créé de solides amitiés avec le monde des affaires et consciemment ou non, la défense d’intérêts qu’on promouvait naguère , peut être un ressort de l’action. Cela se fera d’ailleurs de plus en plus consciemment que s’agissant de contrat à durée limitée avec l’administration, ceux-ci devront se préoccuper de « l’après-administration ».
En résumé, les deux risques majeurs liés au recrutement de cadres supérieurs issus de l’entreprise sont le recrutement de « cost-killers » ou l’entrée de « lobbyistes actifs ». C’est pourquoi, cette bonne intention d’apporter du sang neuf au sommet de la pyramide administrative ne devrait se faire qu’avec d’infinies précautions parmi lesquelles une grille d’évaluation très précise annexée à chaque contrat, un code de déontologie très rigoureux (et surtout mieux appliqué que celui qui est censé encadrer les départs des hauts fonctionnaires dans le privé). Tout ceci, se ferait naturellement sous le double contrôle d’une part des grands corps de l’Etat (notamment le Conseil d’Etat et la Cour des Comptes) et du Parlement.
A défaut, il est à craindre que cette initiative, louable dans les intentions affichées, ne soit en fin de compte qu’une étape de plus dans le délitement de la Fonction Publique, accentuant ainsi le divorce entre l’administration et la population.
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